Un arbre qui lutte

L’arbre a tendu la main

Cri de l’écorce.  

            De la sève

Résonnance sèche

L’écho n’a rien pris

au vent éteint

Rien

En silence l’arbre écrit

            La solitude

                        Et le béton

Rien

L’arbre danse de son tronc maigre 

Une sinueuse offrande

            Branches lisses, vulnérables

Quelques feuilles guettent

            Au bout

            Là où le geste du bois se meurt

Le bruit de la ville noie le soleil

Le bêton serre

Le ciel s’étouffe

Rien ne reste d’autre

Qu’une vie 

            Qui lutte

Le silence des bars

Elle ne sait pas très bien quand elle a commencé à faire le tour des bars de la ville. A n’importe quelle heure. De jour comme de nuit. Elle s’y est d’abord risquée timidement. Se glissant à la table la plus discrète de la salle. Souvent baignée d’ombres. Près de la sortie, avec le sentiment d’être cachée. Celle qui restait généralement libre à cause du courant d’air de la porte d’entrée. 

Les premières fois, elle ne savait pas quoi commander, ni de quelle voix le dire, avec quels mots. Fort ou pas fort. Le regard franc ou de côté. Les mains sur la table ou dans les poches. Serrées. En hiver, elle n’osait pas enlever son manteau. De peur que l’on voit ses habits un peu usés. Toujours les mêmes surtout. C’est une des raisons qui l’avait poussée à changer de café le plus souvent possible. Pour qu’on ne la reconnaisse pas. Pour ne pas devoir répondre à une éventuelle question. Pour rester à regarder, observer. Parce que c’est ce qu’elle aime. Scruter, détailler, épier, le plus discrètement possible. Les personnes aux autres tables. Ceux qui servent en gestes rapides. Ceux qui ne font que passer. Parfois, elle sent une tension qui explose, un amour qui s’intimide. Des rires de potaches. Des grincements de tristesses. Elle vient pour les regarder eux. Elle aime ça. Pour échapper au silence. 

Parce que du silence, Marie, elle en a. Plus qu’il n’en faut d’ailleurs. Et depuis longtemps. Depuis que Sidi est reparti dans son pays. Enfin, même avant Sidi. Mais ça, elle n’a pas très envie de se le dire. Depuis quand ? Elle ne sait plus et elle ne veut plus compter. Dans sa petite maison, calée dans une petite impasse, elle garde sa cuisine coquette, on ne sait jamais. Son petit coin auprès du poêle a bien un second fauteuil mais il est plus souvent encombré de son tricot, des mots fléchés et de son livre plutôt que d’un invité. Dans l’étagère, il reste quelques objets de son frère, décédé depuis longtemps. Et une photo de sa mère. Elle évite de la regarder trop. Parfois, elle la tourne face au mur. Cela la soulage. Parfois, elle met un petit bouquet, mais c’est très rare. Elle se force un peu. Même si elle sait qu’elle lui doit sa maison. Et quelques sous de côté qui sont, pour elle, une sorte de liberté. Enfin. Si on veut. Parce que du temps où elle travaillait, elle avait des amis, faisait des rencontres. 

Elle était femme de ménage dans une institution pour enfants. C’est là qu’elle a rencontré Sidi. Un petit bout d’homme au regard entre rivière et tempête. Elle ne connait pas son histoire, ni exactement son pays. Il y a toujours eu un petit coin de tendresse entre eux. Alors, quand il a eu 18 ans et qu’il a dû se débrouiller tout seul, Il est venu voir Marie. Enfin, de temps à autres. Alors, elle lui a fait un petit coin à lui dans la chambre en haut. Sans trop savoir ce qu’était sa vie, et sans chercher à savoir non plus. 

Marie avait arrêté de travailler. Trop mal au dos pour continuer. Un bout de sécu et un bout de chômage. Un budget sans excès mais sans privations non plus. Sidi, il était là, mais pas tout à fait. A sa manière, elle cherchait comment remplir le trou de l’abandon que son pays, sa famille avaiten creusé. Mais un trou comme ça, c’est sans fond. On ne peut jamais le combler. Il a fait un bout d’école Sidi, un bout de métier. Mais il était toujours en colère. Sauf avec Marie. Elle était douce, accueillante et ne l’obligeait à rien.

Leur spécialité du soir, c’était de jouer aux dés. 421. Ou 10000. Elle perdait souvent. Elle voyait bien que, discrètement, Sidi trichait un peu. Juste pour être sûr de gagner quelque part. Alors elle ne disait rien. 

Pour Sidi, elle racontait. La ferme où elle avait grandi, pas très longtemps. La campagne. Les poules. Elle avait du mal à se souvenir. Et ça lui faisait mal aussi. Elle faisait ça juste pour la lueur douce qui s’allumait dans les yeux de Sidi. Comme s’il partait en voyage. Une fois au printemps, ils ont décidé de prendre le bus. Justement pour la retrouver, cette campagne. Elle n’était pas bien sûre du nom du village, mais c’était encore plus amusant comme ça. Plusieurs semaines avant le départ, l’excitation a rempli toute la petite maison. C’est que sortir de la ville s’apparentait à une expédition. Quel bus, quel arrêt pour descendre et là-bas, où aller, que faire, où manger ? Toute une aventure.

Ce dimanche de printemps-là, tout ne s’est pas forcément passé comme prévu. Bien sûr, la campagne était belle, ils avaient bien mangé, rien retrouvé du passé de Marie, mais ce n’était pas grave. Ce sont les regards de côté, les petites voix pseudo-discrètes, sur ce couple un peu étrange, qui ont piqué la joie de la journée. Un grand black avec une vieille dame. Ils ont fait semblant de ne rien voir ou entendre, l’un et l’autre. Ne se sont rien dit évidemment. Mais c’était là quand même. Surtout pour Sidi. 

Parce que partout où il allait, c’était déjà compliqué. Il y avait des « il faut », « il ne faut pas », des refus, des regards un peu tordus, des mots-flèches lâchés pour ne pas être entendus ou justement pour l’être. Pas de travail ou alors celui qu’il reste, que les autres ne veulent pas. Marie, elle, quand il venait chez elle, avait juste son regard du jour, simple et calme. Elle ne posait pas de questions. Goûtant ce lien inédit. 

Il a longtemps hésité à partir, Sidi, justement à cause de Marie. De sa solitude, du silence qu’elle allait vivre sans lui. De l’attente qu’il sentait de plus en plus forte, à son égard. Alors, il a espacé ses visites. L’air de rien. Pris de la distance. Comme pour l’habituer.

Puis il est parti. 

Marie ne sait pas très bien où il est. Il envoie un mot de temps en temps. Sans adresse. Juste pour la rassurer. Lui dire qu’il est vivant. Sans dire quoi que ce soit de plus. Alors ce n’est pas le silence complet. Mais quand même au quotidien, cette absence de Sidi, elle cogne. C’est trop dur. Mine de rien, elle s’était habituée à ses allées et venues. A ses visites, même courtes. Elles cachaient le trou de sa vie à elle. Maintenant c’est vide. Creux. Comme si elle ne servait à rien.

C’est pour faire taire ce vide assourdissant qu’elle est sortie un soir. Puis elle a continué. Elle ne parle pas aux autres. Elle cueille. Elle engrange. Côtoie les autres solitudes. Elle les voit bien. Qui se met encore plus à l’ombre qu’elle. Qui se cale au bar en regardant partout. Qui change de bar comme elle. Qui tape la carte. Qui boit trop. Au point de ne plus arriver à viser la porte de sortie. Elle veille à rester sobre. Refuse l’alcool. Même si ça ne range pas la tristesse dans un coin. Ni le cafard les jours noirs. 

Alors elle a tâté d’un verre de vin. Puis goûté d’autres choses. C’est chaud et doux quand ça coule. Ça secoue les peurs. Réveille les rires, même faux. Elle est toujours dans son coin. Sans parler à personne. Dans le silence bruyant des bars. A force, on la connait un peu maintenant. Mais on la laisse tranquille. Petit à petit, Marie oublie son âge. Les jour de la semaine. Si elle a mangé ou pas ce matin. Elle a de la peine à retrouver sa maison parfois. Elle tourne, se croit perdue, regarde partout. Refuse l’aide des passants. Quand même, un peu de fierté !

En décembre dernier, c’est un grand noir, très bien habillé, qui a fait forcer la porte de la petite maison dans l’impasse. Plus personne n’avait vu Marie depuis très très longtemps. Mais personne ne s’en était vraiment soucié. Il parait qu’elle était morte depuis de longs mois. Sur son corps, la dernière carte postale de Sidi, annonçant son retour pour Noël de l’an prochain.

spectacles poésie et piano

Bonjour
Nous avons créé, avec Luc, un spectacle à partir de mon recueil de poèmes, Je ou d’autres au jeu de l’instant, paru en mars 2023.
Un duo piano poésie, tout en douceur.
Nous serions heureux de vous y retrouver à l’une ou l’autre de ces dates, dans le Perche ou à Paris.
Tous les dates et renseignements sont dans la suite.

Spectacle poétique et musical
Un duo poèmes et piano.

Des textes tout en douceur et en émotions, en alternance et en écho, aux mélodies du piano.
Une échappée pleine de charme au cœur des mots et des notes

Brigitte Hynderick met en voix ses poèmes (issus du recueil « Je ou d’autres au jeu de l’instant » paru en mars 2023 chez Helloéditions) et ses textes poétiques. Ils s’entrelacent avec les mélodies au piano, musiques originales de Luc Bert, alias Monsieur Luc.

Auteure belge, Brigitte Hynderick a une écriture multiforme, poésies, nouvelles, roman court. Son recueil a été publié en mars 2023 chez Helloéditions. Luc Bert est pianiste amateur depuis son plus jeune âge et a participé à de nombreux spectacles.

Six dates : dans le Perche et à Paris

Le vendredi 15 mars à 18h, Au Foyer Theillois,
au 15, rue de la croix, 61260 Val au Perche ((Le theil sur Huisne) Participation au chapeau)

Le samedi 16 mars à 18h, A l’Ulphacette
, 2bis, grande rue, 72320 Saint Ulphace. (Participation au chapeau)

Le samedi 23 mars à 20h, Au café associatif le Prés-aux-liens
rue du ruisseau à 61340 Préaux-au-Perche (Participation au chapeau)

Le dimanche 24 mars à 14h30 au Théâtre du Nord-Ouest,
13 rue du Faubourg Montmartre, 75009 Paris.

Prix : 8,95 euros, Lien de réservation sur billet réduc : https://www.billetreduc.com/336827/evt.htm

Le samedi 13 avril à 18h, Au jardin de Jane
Emporte le Vent, 72400 La Chapelle-du-Bois (Participation au chapeau)

Le samedi 11 mai à 17h, à la librairie Un autre Pays
8, place du général de Gaulle, à 61110 Rémalard. (Participation au chapeau

Deux dates en Belgique :

Le Samedi 6 avril 2024 à 18h

Chez Didrik et Nathalie Alsberge, 56 chaussée de Namur, à 1315 Roux-Miroir

Pour une bonne organisation réservation au : 0475513021. Merci

(Participation au chapeau)

Le Dimanche 7 avril 2024 à 18h

Chez Didier et Anne Tollenaere, Aux Espaces d’or, 85, avenue Arthur Hardy, 1300 Wavre (Limal)

(Participation au chapeau)

Des poésies qui, par petites touches, font échos à nos émotions, nos désirs et nos espoirs pour demain…

Quatre gammes pour la musique de ce recueil.
 » Humanités  » fait échos à nos tristesses, nos colères, nos joies, nos émotions. 
 » Intimités  » effleure nos gestes, nos caresses, nos désirs.

 » Ouvertures  » lance des oui, des espoirs, des envies.

 » A naitre  » ouvre vers demain.

 Une alliance subtile où les mots croisent la nature qui nous entoure et le cœur de nos ressentis. Une évocation toute en douceur de nos mouvements intérieurs.

 » Rien ne dit ce qui est à naître « .

Brigitte Hynderick
Tel: 0603990807
Biographe, Auteure, Animatrice d’ateliers d’écriture
site : http://www.bh-ecritures.com

Mamudi. Nouvelle qui vient de recevoir le premier prix du concours de Nouvelles de Villers-sur-Mer

Mamudi

Je ne sais pas dans quelle case je suis née. Les dires des uns croisent ceux des autres sans les rejoindre. Je suis née par-là, m’a-t-on dit. Mais à Mamudi, ça, j’en suis sûre !

Mamudi n’est ni unique, ni unie, ni uniforme. Mamudi est un champ, ou plutôt une brousse. Tantôt sèche, tantôt herbeuse. Tantôt calme tantôt bruissante. Tantôt paisible tantôt cruelle. Mêlant les marigots boueux aux herbes rousses caressant les arbres orange. En fait, non. Mamudi est une ville, à la drôle d’allure, une ville pas comme les autres. Pourtant, elle se pavane, fière. On ne sait pas bien de quoi. Ses cases se traînent les unes après les autres, éparpillées, dispersées en drôles de paquets. 

Au centre de la place principale, le baobab sacré est silencieux, poussiéreux, réduit à l’indifférence. Depuis quand n’y a-t-il plus de feuilles ou de fleurs sur ses branches ? Seuls les vieux le savent encore. Les vieux que plus personne n’écoute. Moi, quand je suis seule avec eux, ils me disent qu’il y a longtemps, Mamudi était rayonnante. Et ses habitants aussi. Qu’elle avait fini par être grignotée, dominée par quelques-uns qui croyaient savoir. Mieux que le temps, que le baobab, que tous les autres. Qui n’écoutaient plus rien. Qui n’entendaient pas les grincements de la ville. Et la lumière s’était tarie. Tous se demandent aujourd’hui où est le centre de la ville. Sans plus réellement chercher.

Et moi qui ne sais pas d’où je viens, je suis comme le mystère. On le préserve mais on le violenterait bien pour en percer le silence. Comme le vent qui chante, assomme et s’échappe toujours. Je marche dans la ville. Les chuchotements me suivent, les regards se perdent à mon approche. Je ne les écoute pas. Ma liberté irrite, irrite profondément ceux que les règles de Mamudi enferment. 

J’aime me dire que je suis née entre deux bouquets d’herbes, entourant de leur frêle hauteur un joli tapis blond de sable et de mousses fines. J’aime à me dire que le lion ne guettait pas, me laissant graver mes premiers pas dans la douceur d’un sol moelleux. Sans urgences, sans précipitation. Ce n’est pas rien d’avoir le temps. Lui, tout le monde le poursuit pour le contraindre, le soumettre, ou le suivre. Et chacun croit le posséder. 

Mais personne ne peut l’enfermer, à Mamudi comme ailleurs.

A Mamudi, comme dans d’autres villes, les hiérarchies et les combats vivent au grand jour. Les quartiers se haïssent ou s’adorent, les frontières invisibles sont connues de tous et les sourires que l’étranger voit, quand il s’y aventure, sont le langage codé d’une langue bien sournoise. 

La voisine de trois cases plus loin, celle qui est si grande. Avec son pas lent, son grand cou oscille et fait flotter sa tête. J’aime la voir passer, souple et dansante, dépassant de sa haute silhouette les passants. Elle habite le quartier des cases roses. Celui que l’on fait visiter aux hôtes de marques car il est propre avec ses courettes fleuries et jardins odorants. Les femmes aux formes dessinées de boubous flamboyants y languissent, oisives, puisque le travail, d’autres le font pour quelques rares piécettes.  Elle, elle change l’air des cases roses. Elle me dit bonjour, elle connait même mon nom, quand moi, il m’arrive de l’oublier. C’est quand son mari la presse que naît sa maladresse. Il est lourd et petit, il la houspille, parce qu’il est jaloux de sa grâce et de sa douceur. 

La jalousie elle ne vaut rien, à Mamudi comme ailleurs.

Dans la case près du marigot, ils sont tellement nombreux que je n’ai jamais pu les compter. Ils sont tous un peu gras, à la peau épaisse. Ils sont un peu sales. Tout le monde les évite. Plus personne ne les voit. Leurs yeux un peu fades cherchent partout, comme s’ils leur manquaient un regard des autres, juste un regard. C’est vrai, ils sont là, pesants, arrêtés, et cela agace. Cela agace beaucoup ceux qui s’agitent. On raconte tant de choses sur eux que plus personne n’y croit. Mais personne ne dit le contraire. Alors ils restent là, misérables. Et tout le monde ponctue qu’on a donc bien raison d’être agacé. Moi, je comprends les silences que Mamudi leur impose. J’habite au bout du marigot, là où la boue commence à sécher. Je ne sais pas où je suis née, alors personne ne m’a dit où habiter. Et j’ai rejoint le coin des boueux et des parias. Sauf que moi je ne reste pas. Je bouge, je sors, je travaille ou je joue, sourde aux sifflements de mépris.        

Le mépris ne sert à rien, à Mamudi comme ailleurs.

Moi, je ne sais pas où je suis née, mais je sais avec qui je joue. Mes amies ont de la grâce, de longues jambes fines, un visage gracile toujours en alerte. C’est que le monde n’est pas tendre pour les jeunes gazelles. Mes amies ont entendu raconter depuis toujours, un rêve flou d’un demain émouvant. Herbes caressantes, ciel mordoré et vent enveloppant. Mais les savanes douces et protégées ne les ont pas préparées aux guerres silencieuses de Mamudi, aux jeux de dupes, aux hommes qui n’ont que leur orgueil pour paroles. Et le temps des jeux et de la danse est vite envahi par des prédateurs sombres, exigeants, souverains. Et les gazelles courent affolées.  Moi, je m’échappe, fluide et agile, et l’on me laisse partir. Sait-on jamais quel génie ou quel griot serait l’âme cachée de ma frêle silhouette ?

Le pouvoir rend voleur, méfiant, avide, à Mamudi comme ailleurs.

Quand le jour s’épuise, chacun replie son ennui dans sa case. J’aime alors m’asseoir au pied du grand baobab silencieux. Envahi de la poussière des rancœurs, du vent glacé du désintérêt, ses maigres branches se dressent encore vers le ciel, maladroites et malingres. Plus de feuilles, plus de fleurs. Une sèche solitude. Les vieux me chuchotent quand nous sommes seuls que bafouer le baobab sacré ne vaut rien. « Les hommes se croient plus hauts que leurs cheveux. Ils oublient que leur vie avance à la taille de leurs pas, aux côtés de ceux des autres. Et que le baobab, comme le soleil ou la lune, donne la direction si on tend l’oreille. » Et d’un hochement de tête appuyé, accompagné d’un claquement de langue acéré, j’entends un petit rire. « Tu sais, petite, on n’est pas des buffles mais on avance pourtant en troupeau. Toi, tu le sais. Mais eux tous, ils ont perdu leurs racines… et si le vent de sable se lève, comment vont-ils rester accrochés ? Même le baobab ne pourra pas les abriter. »

Je repars toujours d’un pas moins souple quand je quitte les vieux. Leurs mots sont une musique décriée, amoindrie par la ville… Et je ne sais pas bien pourquoi moi, je la trouve si précise cette mélodie, si ajustée à ce que je vois.

Une nuit, le vent s’est levé. Grattant aux portes, glissant le long des peaux, agaçant les oreilles. En alerte depuis ma paillasse, j’écoute son étrange mélopée. Au loin se joignent les gémissements du baobab. Une plainte sombre, appuyée, comme une larme définitive. Je ne peux résister, je me lève, menant mes pas jusqu’à lui. De mes mains, je dessine un chemin de douceur sur son tronc, je me colle à lui, portant dans mon corps infime l’immensité de sa peine. Dans l’ombre opaque de la nuit de Mamudi, le baobab a écarté ses fibres grises m’offrant le refuge de son antre. Sans réfléchir, j’ai aventuré mes pas. Il m’a enveloppé. Le vent et les plaintes ont alors cessé d’un coup. Laissant la force du silence porter la nuit. 

A l’aube du matin, les gens de Mamudi ont découvert le baobab fleuri, ses feuilles, neuves, dressées comme des étendards déployés. Tous, ils sont venus, du marigot, du quartier des cases roses, de tous les coins de la ville de Mamudi. Ébahis. Stupéfaits. Et chacun a regardé, serré des mains, échangé des paroles, entamé des palabres, planté des rires. Avec ceux de son quartier, ceux de son clan, oui. Mais pas seulement. Avec tous. Il a flotté un air de fête, un vent doux caressant les silhouettes. Et le temps s’est étiré longuement oubliant la courbe du soleil… Des mots ont fait frissonner la foule… « le ventre du baobab est notre histoire, nos jours, nos naissances. Il nous redonne nos souffles et nos rêves » … A l’aube de la nuit, chacun est reparti un peu plus humble, un peu plus doux, un peu moins solitaire. Depuis, les vieux ont repris leur place au pied du baobab. 

On ne peut pas ignorer le mystère, à Mamudi comme ailleurs.

Lutte

L’arbre a tendu la main

Cri de l’écorce.  

            De la sève

Résonnance sèche

L’écho n’a rien pris

au vent éteint

Rien

En silence l’arbre écrit

            La solitude

                        Et le béton

Rien

L’arbre danse de son tronc maigre 

Une sinueuse offrande

            Branches lisses, vulnérables

Quelques feuilles guettent

            Au bout

            Là où le geste du bois se meurt

Le bruit de la ville noie le soleil

Le bêton serre

Le ciel s’étouffe

Rien ne reste d’autre

Qu’une vie 

            Qui lutte

Départ

J’étais pourtant sûr de l’avoir remis à sa place. Dans le tiroir du secrétaire en marqueterie. Celui qui ne s’ouvre qu’avec le levier caché. Ce petit carnet souvenir de mon père dont je ne veux à aucun prix me séparer. Hier soir, il n’y était pas. Où l’ai-je donc mis ?

J’ai cherché dans la chambre. Rien. Dans le bureau du salon, dans le fatras de la table de salle à manger. Toujours rien. Cela m’a énervé.

Ce matin, je souris de mon agacement de la soirée. Je me rappelle que ma mère disait toujours quand j’étais enfant : « Mon fils, quand on a perdu quelque chose, il faut toujours chercher dans l’endroit le plus improbable. » Le frigo alors ? Les toilettes ? Ou dans le bureau d’Anne, où je ne me permets pas de mettre les pieds. Je verrai dans la journée. Pour l’heure, je termine ma tasse de café. La troisième. Rituel immuable de début de journée. Indispensable surtout. 

La maison est silencieuse comme encore endormie. Le ronronnement de la ventilation m’apparait tout d’un coup très fort. L’odeur des cendres du foyer prégnante. La chaise fort bruyante quand je me lève.

9h. J’enfile mes bottes et mon manteau. Direction le jardin. L’automne est là, escorté des brumes pluvieuses, du craquement des feuilles tordues, de la respiration de la terre nue. La vue est dégagée au travers des troncs et des branches. Je vois plus loin, un inconnu de campagne. J’entame ma marche habituelle le long des bosquets et des parterres. Jusqu’au potager. Les mains derrière le dos, dans une connexion à la nature offerte, aux arbres dénudés, aux fleurs qui peinent, au potager qui attend son paillage d’hiver. 

Pas d’actions. Pas de gestes. Juste des regards, des effleurements, des caresses d’odeurs. Regarder la plante qui persiste obstinément, celle qui a lâché prise, le poirier fatigué, les poireaux qui restent et qu’il faudrait manger. Lieu d’évasion et d’ancrage à la fois. La terre. Je la marche. Je la soigne. Je la travaille. Je la bouscule aussi. En retour, elle me nourrit.

Mon père, au retour du travail, faisait toujours le tour de son jardin, en short, mains dans le dos. Et cela m’avait toujours fait rire. Je réalise ce matin. Comme un flash. Moi aussi. A nouveau, je souris.

Quelques gouttes. La pluie est là. Encore une bonne excuse pour ne pas s’y mettre. Ni sortir les outils. Et laisser cette nature en cocon. Je rentre, hésitant. Je laisse mes bottes et mon manteau. Monte dans mon bureau. Ma caverne de livres. Fauteuil en cuir défoncé. Table emplie à déborder de notes, feuilles, journaux, lettres. Je m’assieds. Prends un livre. Rien. Pas d’envies. Je le pose. Je me lève. Range deux volumes égarés dans les rayonnages. 

Quelques pas indécis.

Puis j’entreprends de trier un peu les papiers épars de la table. Empiler les factures, notes inutilisées, rapports à parcourir. Je trie, pose, repose, déplace, jette, lit des bribes, reprends ce que j’ai jeté, pour ne rien perdre puis le remets dans la poubelle. Tri brouillon, sans but véritable. J’erre. Oui, c’est cela. J’erre comme le vent d’automne.

En bas, la sonnerie du téléphone brise l’errance. Dix sonneries. C’est ce qu’a voulu Anne pour avoir le temps de venir de tous les endroits de la maison. Je ne réponds pas. Je ne réponds plus. Je ne veux pas répondre. Et je n’irai pas voir qui a appelé.

Quand je redescends au salon, j’hésite. Ai-je le temps de faire une flambée ? Sans doute pas. C’est ma question quotidienne. Comme pour le déjeuner qui se termine avec des conserves. Depuis dix jours que je rumine, guette, hésite, oublie, ressuscite sans fin. Marche d’une pièce à l’autre dans cette maison. Je ne me connais pas. Je m’évite. Je me noie. J’ai peur peut-être. Ou plutôt, je ne sais que trop. 

Je sursaute. Le facteur a sonné. C’est très inhabituel. C’est une lettre d’Anne. Il a reconnu l’écriture. Me la tend d’un air complice et avide. Merci. Au revoir. Je l’ai déçu. Je le sais. Et cela ne me ressemble pas. Je la pose sans l’ouvrir dans la cuisine.

Les lettres d’Anne. Traits d’union à la fois éphémères et durables. Ce sont peut-être ses mots qui m’ont séduit avant elle. Cette écriture fine, ouvragée, précise dans le tracé comme dans le sens. Épistolaire bavarde de tout ce qu’elle s’interdisait de dire en face à face. J’ai vécu ses écrits comme une savoureuse alchimie du regard, des mains, du papier, mêlés au lieu. Perles de notre histoire heureuse depuis 30 ans. Savoureux, oui … ou pas. Cette façon de redessiner par les mots le réel à sa façon, m’a aussi heurté par son côté figé et définitif en quelque sorte. Me bloquant dans le silence. J’aurais pu, bien sûr, prendre aussi stylo et papier pour débattre ou réfuter. Mais j’ai besoin de toucher, d’étreindre, d’envelopper du regard, de faire résonner la voix, de croiser les mots et les corps pour cela. Écrire une lettre m’étouffe. Me réduit au silence. Et Anne n’a jamais compris. Trace de nos différences.

A chaque fois que nous avons eu des différends importants, elle tentait de résoudre tensions et questions, par de longues explications écrites. Moi, j’avais déjà pris le large. Je venais me réfugier dans cette maison, à Fontaines la bien nommée, près de Saint Fargeau. Maison que nous avons acheté avec Anne il y a plus de 20 ans. Lieu de repli, de régression, d’apaisement, de recul. Lieu de vacances. 

Et ce qui nous a opposé la semaine dernière n’échappe pas à la règle. Sauf que c’est d’une autre nature. Mon corps tremble encore des mots, des cris, de l’absence de gestes. Comme une stupéfaction de l’instant. Tous freins serrés. Le visage d’Anne meurtri. Moi, raide de douleur. Tout cela résonne. Me laisse à demi vivant. Comme amputé. Enfermé entre ces murs. Entre réel et absence. Et je ne sais que faire de cela. La lettre d’Anne attend encore. Je ne l’ai pas ouverte. Elle me fait peur.

L’église a sonné. 18h. Les vêpres. Déjà. Est-ce encore un nouveau jour qui a couru sans que je n’en voie rien ? Comment faire taire le poids de ce silence, dénouer les questions, trouver une issue ?

Je décide de faire une flambée. Je serai là encore ce soir. Pourquoi s’en priver ? Dehors les bûches sont alignées sagement sous l’appentis. Leur force tranquille égratigne mes mains. Elles s’offrent. Leur crépitement dans l’âtre adoucit la tension. Redonne un semblant de vie. 

Je n’ai toujours pas trouvé le petit carnet que je cherche. Je crains après toutes ces recherches qu’il ne reste que le bureau d’Anne où il pourrait être. C’est un recueil de poèmes très personnel de mon père. Creuset de ses intimités, de ses élans. Dont je n’avais rien décelé sa vie durant. Même ma mère ne l’a jamais lu. Il me l’a remis dans ses derniers jours. J’aime tellement celui daté du jour de ma naissance… 

Tu es ma petite main

 aux poings fermés 

Le matin du jour

où je suis né de toi…

Douceur, caresse de sentir cet amour naissant, puissant. J’aurais aimé écrire des mots semblables à la naissance de notre fils, à Anne et moi, il y a 27 ans. Cette trace de la tendresse immédiate et pleine, qui m’a envahi devant ce petit, né de nous. Ils auraient pu peut-être adoucir nos liens difficiles, où l’incompréhension domine.

Au creux du fauteuil, je goûte les flammes. Écriture flamboyante d’une force silencieuse. Fascination de la danse fauve qui lèche le bois. Je me sens si petit, si éteint, si impuissant. Cette cavalcade des braises m’emplit. 

Nous nous sommes si souvent assis ensemble ici avec Anne. Savourant en silence cette merveille. Lisant, bercés par la douce chaleur. Serait-ce fini ? 

C’est devant un feu semblable que nos vies ont pris un tournant plus intime. Soirée culturelle à l’Abbaye de Corbigny. Nous nous fréquentions depuis quelques temps déjà. Timidement. Un peu frileusement. Devant cette vigueur d’un âtre immense, d’un autre âge, nos regards ont parlé pour nous. Rester ensemble. Longtemps. Ne pas laisser cette chaleur s’éteindre entre nous. Et jusque-là, il me semblait que nous avions réussi.      

La nuit s’étale. Noie les arbres. Enveloppe la maison. Le soir me donne souvent des impressions de fin du monde. Comme si j’étais le dernier en vie… Et ce soir en particulier. La sonnerie du téléphone me fait sursauter. Dix sonneries. Très exactement. Elle s’obstine quelques minutes après. Et encore une troisième fois. Je ne veux surtout pas répondre.

Je laisse la nuit s’épuiser. Je dors par épisodes au salon. Mal évidemment. Mon sommeil depuis mon arrivée, est émaillé de trous noirs, de rêves noirs, d’attentes noires. Je préfère le coin de l’âtre et sa lueur douce pour les éloigner. Au petit matin, c’est l’angelus qui me réveille. Je titube vers la cuisine et le café.

La lettre d’Anne sur la table m’aiguillonne directement. Je vais devoir l’ouvrir. Même si je le redoute. Allons. Un café bien serré d’abord. Non trois !

Un café et la lettre à la main, je retourne au salon. Je ravive le feu. Et me décide à ouvrir la lettre. Mes mains tremblent. 

Mon chéri… c’est comme un coup. Comment peut-elle dire cela encore ?

Comme les nuits sont longues, large le lit, froides… Oui. Je sais. Même si je suis mal, j’ai fini par dormir au salon. Le lit est trop vide, nos désirs me manquent, même si je peine à le dire.

Je regrette toujours loin de toi mon exigence… Sans doute. Cela me parait trop peu. Et trop tard surtout.

Je suis consciente que pour une vie commune assez forte, il ne faille pas trop se dire de choses… Trop. Évidemment trop. Mais cela a été dit. Sans retour en arrière possible.

Mais n’est-ce pas nécessaire de remettre les choses au point de temps en temps, une relation a besoin quand même de se solidifier, de se rajeunir… ma vue se brouille. Les larmes coulent. Je ne peux arriver à connecter ces mots, somme toute presqu’anodins, avec ce qui a traversé notre couple il y a dix jours. Cet effondrement. Qui abime, détruit. 

Je me lève. Je respire. Je vais me rechercher un café. 

Et comment ? Si ce n’est avec des mots, des questions, des regrets peut-être, mais aussi des espoirs. Ça vit une relation et il faut que ça s’exprime. Sinon cela ne risque-t-il pas de se tarir ? … Se tarir ! Ou se vider ? Elle était encore bien vive la source entre nous avant ces mots. Je suis comme devant un désert. Sans doute, des broussailles plus exactement.

9h. J’enfile mes bottes et mon manteau. Direction le jardin. J’ai besoin de la nature pour éclaircir mes labyrinthes. Piétiner le sol, respirer les parfums, ralentir. Juste cela. Accepter de ne pas tout rejeter en bloc au nom de… de quoi en fait ? Mon orgueil ? Ma fierté ? Ma peur ? Ma blessure ?

Nos corps aussi ont besoin de s’exprimer, je crois… là s’en est trop. Ma colère remonte. S’exprimer au point que celui que je nomme mon fils soit le fruit d’une nuit dérivée avec autre ? C’est bien ce que j’ai entendu de la bouche d’Anne l’autre jour. J’ai réagi avec violence. Envahi par un sentiment féroce. Celui d’avoir vécu 30 ans de mensonges. D’évitement. Je me sens sali. Abîmé. Nié en quelque sorte.  Le sol s’est dérobé sous mes pieds, sous mon corps, mon cœur. Tout. Me submergent nos audaces, nos caresses, nos désirs, nos rires, nos repos, une succession d’impostures alors ? 

Selon Anne, c’est une échappée maladroite. Peut-être. Vite oubliée. Je ne sais. Cachée depuis si longtemps. C’est un fait. Et c’est trop.

Dans le bureau d’Anne les volets fermés donnent une pénombre douce. En temps normal, je mets un point d’honneur à ne pas y pénétrer sans son aval. Mais je veux absolument retrouver ce recueil de mon père avant de partir. Le secrétaire est ouvert. Les casiers sont remplis. Anne aime autant conserver les lettres que les écrire. Je ne vais pas bien loin. Le petit cahier est là. Posé. Ouvert. Prêt à être lu encore. Et sur la feuille juste à côté, Anne a recopié un poème. Justement celui que j’aime. J’en frémis. J’arrache le recueil du meuble. Je claque la porte. 

fils

Je me suis arrêté pour prendre un café. Encore un. Dans cette aire d’autoroute près d’Auxerre. L’air est saturé de bruits. C’est un choc après ces dix jours en solitaire. Sur la table près de moi, mon livre du moment. L’identité de Milan Kundera. La lettre d’Anne comme marque page. Mon portable vibre. Anne. Je lui dis que je serai là avant 20h.

            Sur la table, dans le café, un livre reste. Une lettre en dépasse.



					

Part d’ombre

Part d’ombre

Aux fleurs noires

Attache 

Rompt 

Mange

Souffle obscur

Enfermé 

Enfermant  

Déferlant

Arrêt du corps

Imposé 

Désolé 

Démesuré

Cœur en silence

La peau frémit

L’espace décalé pèse

Dépèce 

et colore 

l’ombre noire

 

Sortie de mon recueil « Je ou d’autres au jeu de l’instant »

Sortie aujourd’hui de mon recueil de poésie « Je ou d’autres au jeu de l’instant » chez Hello Editions. https://www.helloeditions.fr/article/je-ou-dautres-au-jeu-de-linstant/

« Je ou d’autres au jeu de l’instant » est disponible à la librairie « Un autre pays » de REMALARD EN PERCHE, et peut, bien sûr, être commandé chez tous les libraires indépendants et sur l’ensemble du réseau libraires et auprès des espaces culturels (Amazon, Fnac, Cultura, Decitre, Relay etc.).

Par ailleurs, je serai présente au salon du livre de Berdhuis le 2 avril de 9h30 à 18h avec des recueils à acheter, dédicacer etc…

Comme une brise

Ça arrivait toujours, à un moment ou un autre, il y en avait un qui levait la tête… et qui la voyait.

A sa fenêtre. Aux beaux jours, récitant des textes, de sa voix basse, dans une langue inconnue de nous. Du haut de notre adolescence un peu fébrile, elle nous intriguait. Impossible réellement de lui donner un âge. Vieille pour nous en tout cas. 

Elle était toujours là quand nous y étions aussi. Comme si elle ne sortait jamais de chez elle. Nous avions appris qu’elle s’absentait quand nous étions au collège. Ce qui nous avait paru un peu étrange.

Le quartier était assez populaire. Garbatella, quartier du sud de Rome, alliait le charme, la simplicité et ces ordonnancements d’habitats propres à encourager la vie en commun. Avec un parfum de dolce vita. Il restait dans ces années 2000, une forme de curiosité dans cette ville si grande. Les immeubles de quelques étages et les petites maisons étaient répartis autour d’un square et d’un jardin commun. Comme un enclos. Lieu à la fois de jeu pour les enfants, d’échanges pour les femmes, de discussions animées pour les hommes. 

Elle, cette femme qui nous intriguait, ne faisait que le traverser ce terrain commun pour remonter chez elle en solitaire. Son nom circulait. Mystérieux. Parfois Livia. Parfois Carusa. Parfois Sylvia. Son manteau de velours noir ondulant, chaloupant autour d’elle.

Étonnamment, une sorte de bienveillance collective entourait cette femme. Comme si elle était notre originale emblématique. Donnant une petite particularité à nos rues anodines. 

Bienveillance, oui mais pour notre petite bande, une énorme curiosité.

Des sept garçons qui la composaient, moi, Pablo, j’étais le plus jeune. Du haut de mes neuf ans, j’étais menu, mais malin. Je les avais sauvés lors d’une mémorable bêtise, d’une correction de nos pères qui nous aurait laissé quelques cuisants souvenirs. Et depuis, malgré ma petite taille et mon jeune âge, j’étais respecté.

Évidemment, aucun de nous n’osait dire combien cette femme l’intriguait, ni ce qu’il aurait aimé savoir. Parfois un mot s’échappait d’un de nos parents que l’on commentait vigoureusement. Mais entre nous, une forme de pudeur, ou de peur nous réfrénait. Le mystère était entier.

Un après-midi de mai. Nous étions dans le jardin. Désœuvrés. Quand la femme traversa le jardin. Pour sortir. Heure inhabituelle, démarche inhabituelle. Elle passa devant nous sans un regard. Hâtivement.

Nous étions surpris. Déstabilisés. Je ne résistais pas à les interroger :

  • Mais elle part ! Vous savez pourquoi ?
  • Non, répondit Sergio, le plus âgé, mais c’est bizarre quand même. On ne l’a jamais vue sortir à cette heure-là.

       Sergio avait ouvert la voie. On pouvait parler.

  • Elle va faire ses courses peut-être.
  • Mais non elle n’avait pas de sac. D’habitude elle en a toujours un.
  • Elle était pressée en tout cas.
  • Un rendez-vous chez le médecin ?
  • Avec un amoureux ?

Là, nous avons tous éclaté de rire. Un amoureux. Pour une vieille comme elle !! Il était l’heure de rentrer. Personne ne l’a suivie. L’incident rejoignit le quotidien. 

Mais quand tous les jours de la semaine, elle partit aux mêmes heures, nous n’en pouvions plus de curiosité. Et on fit conseil.

  • Il faut la suivre.
  • Mais comment faire pour ne pas se faire repérer ?
  • Il faut en profiter pour aller voir chez elle
  • Mais tu es fou ! Si elle nous trouve ?

Sergio balaya l’objection d’un revers de main.

  • Qui est prêt à y aller ? Nous devons percer le mystère.

Aucune main ne s’était levée. Surtout pas la mienne. 

Au repas du soir, je n’ai pu m’empêcher d’évoquer cette femme. Mes parents éludèrent le sujet. Hésitants sur son nom. Mais en parlèrent un peu comme une sorte de trésor, à la fois lumineux et fragile. Ils racontèrent qu’elle était arrivée depuis 10 ans. Un peu superbe. Tout le monde s’attendait à un va et vient autour d’elle et en fait, rien. Une limousine l’avait déposée un jour. le lendemain, un camion ses effets personnels dans des malles. Et puis plus rien. Qui était-elle ? Personne ne savait vraiment. Comment vivait-elle ? C’était une autre partie du mystère. On entendait sa langue inconnue, son italien rocailleux, quoique parfait. Oui. Mais comme elle ne gênait personne, souriait aux enfants, portait sur elle les rêves improbables de chacun, marchait en dansant, on l’avait adoptée. Sans rien savoir. Ni voir. Si ce n’est le voile de tristesse qui était doucement descendu sur elle au fil des années.

Le lendemain, les copains étaient en retard. De manière inhabituelle. En même temps, c’était peut-être jour de lessive ou de corvée. Sous la houlette des mères affairées.  Et dans ce cas, aucune échappatoire possible.

Dans l’air doux de ce matin d’automne, je flânais. Irrésistiblement attiré par le bâtiment où habitait Carusa, ou Livia ou peut-être Sylvia. Je ne savais pas. Enfin, moi je penchais pour Carusa. Parce cela chantait, cela caressait. C’était chaud. Je la vis sortir. Son sac habituel à la main. Un peu gonflé. 

Je me suis approché. Une de ses fenêtres était entrouverte. Atteignable. J’ai tourné la tête trois fois. Personne. J’ai agrippé la fermeture du volet, appuyé mon pied sur un clou égaré du mur, agrippé fébrilement le rebord de la fenêtre, peiné, tiré, retenant un petit cri et me suis hissé dans la pièce en m’éraflant le ventre sur le bois écaillé. Le souffle coupé d’avoir osé. 

J’étais dans une sorte de salon. Enfin, je crois. Il n’y avait pas de fauteuils. Sur le mur de gauche, des pages de journaux. Du sol au plafond. Sur le mur de droite des photos, des affiches où je reconnaissais parfois Carusa. Au fond, deux grands rideaux, rouges, installés à un mètre du mur, formant comme une scène. Petite, coincée par le mur mais quand même. Et aussi de grandes malles, ouvertes, pleines de vêtements, de chaussures, de chapeaux, de foulards. Je ne voyais pas bien.

J’avançai à petit pas dans la pénombre que les volets procuraient. Des tapis étaient étalés sur le sol. Partout. Même dans la petite pièce à côté où il y avait une sorte de matelas, couvert de coussins colorés, une table basse où restait une tasse de café et un morceau de pain. Et encore des malles. Certaines vides. D’autres empilées, maladroitement. Et rien d’autres. Il y avait sans doute un bout de cuisine, de salle de douche, de toilette. Mais je ne cherchai pas. J’étais irrésistiblement attiré par les photos dans la pièce d’à côté. 

Je devinais que c’était son monde. Carusa sur scène dans des tenues éblouissantes. Carusa au bras d’hommes magnifiques. Carusa déclamant, chantant. Du moins je l’imaginais. Carusa alanguie sur une plage. Carusa un bébé rond dans les bras. Le sourire de Carusa, son regard, sa beauté, son charme, sa vigueur, son corps droit, comme une écriture heureuse. Je la trouvais si belle. J’étais ébloui. A regret, je me tournais vers les journaux. Je comprenais bien que cela racontait, présentait. Comme une explication des photos qui me faisaient rêver. Mais non! Je voulais continuer de rêver. Je n’ai même pas cherché à connaître son nom. Et je me suis allongé sur le sol. Près des photos. Oubliant totalement où j’étais. Que je n’étais qu’un intrus. Que les copains m’attendaient peut-être. Que Carusa allait peut-être rentrer. Que…

J’ai dû m’endormir là. Je ne l’ai pas entendue rentrer. Mes yeux se sont ouverts sous son regard si doux. J’ai sursauté. Oh mon Dieu qu’avais-je fait ?

Elle a juste soufflé :

  • Mais comme tu lui ressembles ?

Elle avait une vague dans son regard où tristesse profonde et amour se confondaient. J’étais envahi, sans voix. Le temps s’est arrêté. Les bruits de dehors arrivaient sans éteindre cette petite flamme.

Ma voix a chevroté :

  • Comme vous êtes belle.

Elle a ri. Un peu de travers. 

  • Si tu veux. Je suis surtout vieille… et seule.

Sa voix chaude a roulé. Charriant un italien aux accents lointains. 

  • Mais que fais-tu là ? Chez moi ? Par où es-tu entré ?

Muet, j’ai désigné la fenêtre, honteux. Elle a souri.

  • Mais pourquoi ?

Là, sous sa douceur, j’ai retrouvé ma voix.

  • Avec les copains, on vous voit, on vous entend, on est curieux. Alors comme votre fenêtre était ouverte… Pardon. Je n’aurais pas dû.
  • Ils savent que tu es là tes copains ?
  • Non.
  • Tant mieux. Mais, qu’est-ce que tu vas leur dire ?

Là, elle m’avait cueillie. J’étais muet.

  • Tu vas leur dire comment c’est ici ? Que je n’ai rien que des souvenirs ? Que je vis en vendant l’un après l’autre mes costumes de scène, mes habits, mes chaussures ? Que je suis seule ? Que mon fils ne veut plus me voir ? Que je ne sais même pas où il vit ? Que mon nom s’est éteint. Que…

Sa voix s’est cassée dans un sanglot sourd. Les larmes coulaient. D’une main incertaine, mon doigt en a essuyé une. Une lourde. Prête à s’écraser sur le sol.

  • Je ne dirai rien de tout cela. Je ne dirai rien d’ailleurs. Pourquoi dire ? Il n’y a pas besoin. Ce sera notre secret ? 

Lentement son regard a changé. 

  • Comment t’appelles-tu ? 
  • Pablo

Elle s’est tue. Une tristesse infinie irradiant de tout son corps.

  • Soit. Ce sera notre secret. Reviens quand tu veux mais pas avec tes copains. Discrètement. 
  • D’accord. Mais… dites-moi… à qui je ressemble ?
  • A Pablo, mon fils.

Les copains ont fini par se désintéresser d’elle. Ne tournant même plus la tête quand elle passait. 

Moi, je profitais de leurs absences pour aller la voir. Mes histoires d’école, de bêtises, de copains la faisaient beaucoup rire. Elle était si belle quand elle riait. Mais je ne pouvais pas lui dire. Elle ne voulait plus croire à la beauté. Avec elle, j’étais heureux de pouvoir raconter. Mes parents n’avaient jamais le temps. J’aimais aussi tellement l’écouter. 

Doucement elle en est venue à me parler de son fils. Dont elle s’était occupée comme elle pouvait, entre deux contrats. Et qui lui en voulait. Tellement. Il avait coupé tout contact depuis une certaine dispute. D’en parler fait chevroter sa voix, couler ses larmes, courber ses épaules. Et alors je tremble avec elle. Ou je la serre dans mes bras. 

Parfois, c’est plus joyeux. Elle m’entraîne dans les tourbillons de ses films, des théâtres où elle a joué. Et là, je pars avec elle, dans les coulisses, les tournées. Je vois les lumières, le public. J’entends les applaudissements. Parfois elle m’apprend des textes. Que j’ânonne au début puis petit à petit que je déclame fièrement. Faisant naître en moi la douce folie de mots. Je veux aussi devenir acteur. Porter des histoires. Me glisser dans la peau de tant d’autres. 

D’autres fois, tous les hommes amoureux d’elle sont là. Présents par ses récits enflammés. Quelque peu enjolivés. Peu importe. Je rêve. Il m’arrive aussi d’être jaloux tant sa voix vibre de passion. Je suis devenu son fils, son petit-fils, son ami, son confident. Passionné. Elle est devenue ma grand-mère, ma marraine, mon amie. 

Cela a duré 3 ans. Ou quatre peut-être. Je ne sais plus bien. Mais au fil de tout ce temps, de nos rendez-vous secrets, j’ai vu les malles se vider petit à petit. J’ai commencé à m‘en inquiéter. Elle a balayé mes remarques d’un revers de main. Que se passerait-il quand elles seraient vides ?

Quand une ambulance, toutes sirènes hurlantes, est passée à côté de moi cet après-midi-là sur mon retour de l’école, tout de suite j’ai su. J’ai eu envie de crier.